La construction européenne a été conçue et bâtie dans les années 1950 sur l’idée que, pour ne pas reproduire un passé douloureux, aucun Etat-membre ne devait être en position de domination par rapport aux autres Etats.
En conséquence, les Etats-membres de petite dimension ont été dotés d’une très forte sur-représentation dans les institutions et il a été conféré une certaine prééminence à une institution originale, supranationale, indépendante et cooptée (elle l’est toujours en dépit de quelques aménagements « cosmétiques »), la Commission.
Cette institution jouit d’un large pouvoir d’initiative ce qui lui donne un rôle moteur dans l’orientation des politiques européennes et dispose de quelques compétences exclusives comme la concurrence.
Du fait des circonstances ou à cause d’elles (guerre froide, plan Marshall), la CEE devenue plus tard l’UE, a été le prolongement de l’influence hégémonique des Etats-Unis.
Sauf exception due à la neutralité de quelques Etats, l’appartenance des Etats-membres de l’UE à l’OTAN allait de soi.
C’est ainsi qu’après le rejet de la CED (1954), le Bundestag a mis fin à l’espoir qu’avait pu susciter le traité de l’Elysée (1963) d’établir une coopération particulièrement étroite dans tous les domaines entre la France et la RFA. Lors des débats sur sa ratification, en faisant explicitement référence dans le préambule du traité au lien de l’Europe avec l’OTAN, le Bundestag a mis un terme à la finalité du traité telle que l’avait conçue la France.
Enfin, dès la fin de la guerre froide, les pays « libérés de la tutelle » de l’ex-URSS ont adhéré à l’OTAN avant même d’adhérer à l’UE en 2004 puis en 2007.
Le leadership américain en Europe, bien qu’atténué et moins visible, est toujours présent (lobbying efficace, projet de bouclier antimissile, Ukraine, projet de traité TAFTA).
De ce fait, et en dépit de sa puissance économique globalement retrouvée, l’UE n’a toujours pas de pays leader, ni de leader politique.
La puissance de l’économie allemande pourrait lui permettre d’assumer un leadership politique plus grand que celui qu’elle exerce actuellement. Elle occupe une place de premier plan en Europe sur le plan géopolitique.
La Mitteleuropa a été reconstituée après les évènements qui ont suivi la chute du mur de Berlin. L’Allemagne ne veut pas exercer ce rôle de leadership peut-être en raison d’un passé encore récent qui s’éloignera progressivement.
« Le couple franco-allemand » n’a jamais été plus qu’un couple, désormais vieillissant et tiraillé en raison de la grande asymétrie entre les performances économiques des deux pays.
Cette asymétrie est le résultat de cultures opposées. C’est ainsi que, par exemple, en Allemagne, dette signifie péché, et que la très courte période où la France a connu un excédent budgétaire a été immédiatement qualifié de « cagnotte », un excédent budgétaire étant considéré par l’opinion française comme une anomalie presque coupable.
La France « reste attachée à un modèle fondé sur l’ancienneté, la continuité, l’unité, la liaison avec l’Etat et sur un rapport enraciné à l’histoire, en bref à son héritage »[1].
Depuis la crise financière de 2008, l’asymétrie entre les performances économiques des membres de la zone euro s’est dangereusement aggravée.
Les concepts de noyau dur, d’Europe à deux vitesses etc. ont été annihilés par le fait qu’aucun Etat-membre ne peut accepter l’humiliation d’être relégué en deuxième division.
Il est tacitement mais fortement admis qu’au nom de l’égalité des 28 Etats-membres de l’UE, ils ont tous vocation à adhérer à la zone euro alors que malgré les élargissements successifs de l’UE, le verrou du recours au vote à l’unanimité est toujours présent dans plusieurs domaines clés comme la défense et la fiscalité.
Si l’adhésion est un droit pour tout pays européen, la géographie s’abstenant de définir les limites de l’UE, pour ne pas parler de ses frontières, l’exclusion d’un membre n’est pas prévue dans le traité (tout au plus un droit de retrait y a été introduit dernièrement).
La Grèce fera peut-être défaut, elle ne sortira pas juridiquement pour autant de la zone euro.
On considère à tort dans les milieux les plus europhiles que l’adhésion à l’UE ou à la zone euro est irréversible alors que l’histoire nous démontre qu’un Etat, tous les Etats, ont connu des fortunes diverses au fil du temps.
Il en sera de même pour l’UE et la zone euro. Après avoir connu de nombreuses vagues d’adhésion, qui les rendent difficilement gouvernables, elles doivent faire face à des tendances centrifuges:
« Grexit, Brexit, mouvements populistes ».
Cette tendance, qui va à contre-sens de la courte histoire de l’UE, pourrait avoir pour conséquence de resserrer les rangs des plus européens des Etats-membres.
Mais la relance d’une Europe quelque peu essoufflée ne se fera pas sans leader, sans leadership. Il est temps de donner à la construction européenne un nouveau souffle.
Aucun projet politique ambitieux n’a été réalisé dans l’histoire sans leader, sans leadership.
Christian Casper
[1] Pierre Nora, Recherches de la France, Gallimard, 2013, page 543.